Préface volume 1: Les Amériques

par Jean Guiart 
Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle
Directeur du Laboratoire et de l’Institue d’Ethnologie
Musée de l’Homme, Paris

La formule de l’ouvrage présenté par Hélène Tremblay apporte, sous une forme originale et ethnographique s’il en est, une documentation permettant de saisir la vie quotidienne de gens, dispersés à la surface de la planète, dont nous savons confusément qu’ils sont pour une partie très à l’aise et pour une grande majorité à des niveaux de plus ou moins grande pauvreté. La comparaison n’est jamais faites qu’au moyen de chiffres qui ne parlent en réalité à personne. Ici, les faits vivent cruellement. Le privilège matériel de l’Occident, quand il y a emploi, et les degrés de la misère du reste de l’humanité nous sautent aux yeux, dans ces images et ces commentaires où aucun mot n’est de trop. 

Habitués aux images télévisuelles violentes et aux photographies représentant des groupes humains saisis par la famine, en phase terminale, aux approches de la mort, nous ne savons rien des conditions de la vie quotidienne des peuples de couleur de la zone intertropicale, dont la majorité vit dans des agglomérations urbaines sans fin, dépourvues des services publics les plus essentiels.  On note de-ci, de-là dans la presse, la révolte armée des jeunes générations en divers points de la planète. Personne ne dit dans quelles conditions de frustration elles ont été élevées et les miracles quotidiens, sinon le martyre, de ces mères, ou de ces soeurs aînées, qui tiennent à bout de bras les familles toujours nombreuses et qui réussissent à ne pas désespérer. 

La formule choisie par Hélène Tremblay me donne bien des satisfactions. Elle part de l’image et le texte vient en soutien de celle-ci. Elle réussit là, par cette série, ce qui devraient être l’ambition de tout ethnographe bien né et qui si souvent raté, même quand on a pu persuader un éditeur de se montrer généreux quand à l’illustration, parce qu’on n’a pas réussi à se défaire soi-même de la notion que l’image est là pour illustrer le texte. L’image pourtant apporte bien plus que le texte, une vision globale et charnelle en même temps qu’une information d’une précision inégalée, mais les meilleurs chercheurs professionnels ne s’y sont pas encore adaptés. Il existe. chez les particuliers et dans les archives publiques, des centaines de milliers de photographies inutilisées. apportant des réponses à des questions précises, encore non résolues parce qu’on ne s’est pas décidé à organiser et à systématiser l’exploitation rationnelle et scientifique de cette source potentielle de données. Les spécialistes n’y ont pas été formés et renâclent. Hélène Tremblay nous montre la voie d’une certaine façon. 

La vie quotidienne n’est jamais que la vie tout court, l’essentiel des travaux et des jours sous tous les cieux et dans toutes les civilisations. Elle est si proche qu’on est souvent incapable de la décrire. On s’attaque à l’analyse d’institutions à formes spectaculaires, attiré par leur étrangeté, leur exotisme, mais les ethnologues les plus célèbres ont été incapables de faire toucher du doigt de quoi était fait le quotidien des hommes, des femmes, des enfants dont l’existence servait de fondement à leurs analyses théoriques. Seule Margaret Mead a eu ce génie de parvenir, mais alors au niveau de la description seulement, à évoquer le détail des habitats, des gestes s’ajoutant les uns aux autres et des mille choses dont est faite la vie des gens, jour après jour, et qu’on finit par oublier tant elles semblent évidentes. 

Par le biais de ses descriptions précises, où passe constamment un courant de sympathie, Hélène Tremblay réussit à nous faire toucher du doigt ce qui constitue le niveau de vie des uns et des autres, notion abstraite traduit ici par une réalité palpable. Je regrette qu’aucun membre du personnel scientifique placé sous ma responsabilité n’ai eu l’idée de réaliser un tel travail. Il se trouve qu’Hélène Tremblay s’est présentée, avec son idée, sans timidité excessive, déjà persuadée qu’elle avait raison. Et c’était vrai, elle avait raison. 

Je souhaite que cet ouvrage fasse réfléchir et soit aussi enrichissant pour beaucoup qu’il l’a été pour moi, qui l’ai vu se construire depuis sa conception. J’aurais aimé en être l’auteur. 

1988